Illumination !

Chacun sait que durant les solstices (surtout d'été) il se passe de drôles de choses.

Spécialement dans le fin fond du centre du coeur d'un coin perdu de la Bretagne intérieure, dans les Monts d'Arrée.

Où on est sûr que vous n'êtes jamais venu. Raison de plus.

Or donc, par un beau soir ensoleillé de juin 2016, la lumière rasante, orientée au Nord-Ouest, ne fit pas que caresser (comme disent les offices de tourisme) la rivière d'Aulne et la face aval du petit pont de Lemézec : elle rendit aussi visible un dallage situé sous ce pont, à l'aplomb du tablier, comme une chaussée immergée : un "radier".

<- Carte de 1798 : le pont figure sous le nom de “pont de Guernaon”.

Si le pont actuel date probablement du 19ème siècle, le radier, lui, était déconcertant : il "détonnait". Une première incursion dans les archives révéla qu'effectivement un pont était bien mentionné là à la fin du 18ème siècle. Mais... et avant ?

L'archéologie a établi que les environs immédiats étaient un lieu de très ancien peuplement (cf. Le document de référence “Carte archéologique de la Gaule”). Mais sans remonter si loin...

Et si on le faisait dater scientifiquement ?

Un premier essai, effectué selon la technique “O.S.L.” (“optically stimulated luminescence”) a donné des pistes intéressantes en 2018. Il faut continuer ! C'est l'objet de cet appel.

Une histoire de lumière et d'obscurité

On vous épargnera une avalanche de détails techniques concernant l'O.S.L. (cf. depuis peu, la page Wikipedia en Français).

Disons simplement que cette méthode peu coûteuse et pratiquée depuis les années 1990, permet de déterminer la date de dernière exposition à la lumière solaire de certains minéraux (essentiellement feldspath et quartz) pour peu qu'ils aient été ensuite continuellement maintenus dans l'obscurité. Il faut donc pratiquer les prélèvements et leur conditionnement de nuit, et sous une bâche.

Cette technque s'est tout d'abord appliquée à la datation de sédiments dans le cadre de la géomorphologie puis de l'archéologie. Après quoi la méthode s'est étendue aux blocs de pierres (intégrés, par exemple, dans une maçonnerie) et même, récemment, à certains mortiers.

Si la construction à dater ne comporte pas d'éléments organiques (tels que des pilotis ou des étais en bois) qui peuvent être étudiés par le Carbone 14 (et pour le bois, dans certains cas, par dendrochronologie), la méthode OSL est le seul procédé scientifique actuellement disponible pour des périodes pouvant aller de quelques dizaines d'années jusqu'à environ -100 000 ans.

Tapage nocturne

Il s'agit de bien préparer ses coutils, car une eau courante de nuit n'est pas une prairie de jour. Et donc, chargé d'un baluchon d'outils, d'un éclairage inactinique, et des autorisations idoines (mairie, Police de l'eau), désenvaser le site puis...

Eh oui, la nuit on n'y voit goutte.
Merci à tout le village pour sa mémoire, son aide, ses cafés chauds, et sa patience nocturne !

De jour, ce serait plus simple, c'est sûr.

La « fenêtre » pour effectuer les prélèvements est très courte (de juin à septembre), en raison du respect dû à la faune et à la flore (on doit patauger pas mal) et de la remontée rapide du niveau de l'eau dès la fin de l'été.

Après quoi il faut très soigneusement conditionner les prélèvements, remplir correctement les documents de douane, et envoyer tout ça. Et s'armer de patience, parce que l'analyse, c'est long.

Les feux de la rampe

Ci contre : le cas de notre premier prélèvement, photographié après analyse par le laboratoire de l'université de l'Etat de Washington

Le forage effectué sur la face de droite a permis d'évaluer à 1612 (+ ou – 72 ans, ce qui reste à affiner) la date de dernière exposition à la lumière de cette pierre.

Les trois forages ont révélé qu'une face trop exposée à l'érosion était « muette ».
En milieu fluvial, il faut prendre des précautions particulières.

Nous avons eu le privilège de soumettre au laboratoire un prélèvement extrait d'un site fluvial, ce qui est apparemment une première. Nous avons aussi pris conscience que ce contexte nouveau comportait des contraintes mal connues, des incertitudes et des risques d'échec, que nous voulons explorer dans l'intérêt de tous.

Maintenant, nous envisageons de faire dater l'autre partie du radier (dépendant cette fois de la commune de Scrignac), qui est d'un agencement très différent.

Ci-dessus : partie déjà étudiée (Poullaouen)

Ci-contre : partie à étudier (Scrignac)

Mais pourquoi ces histoires de ponts ?
Parce que personne ne s'y intéresse, et c'est bien dommage.

Les ponts d'apparat (dans les villes, près des châteaux ou les « valeurs historiquement sûres » etc.) font l'objet d'une abondante littérature. Mais les humbles ponts ruraux sont les exclus de l'Histoire des techniques et de l'archéologie. Ils ont pourtant beaucoup à dire du mode de vie et des ressources économiques d'époques et de régions entières expédiées aux oubliettes.

Dans le cas présent, nous savons que les monts d'Arrée ont connu une période de relative prospérité au moins à la fin de la « Renaissance bretonne », mais pourquoi ? Nous espérons bien le découvrir.